Elle sort de l’appartement et se sent bien, comme à chaque fois. Quelle chance d’avoir trouvé Gisèle ! En sortant de chez elle, elle ne prend pas l’ascenseur mais descend l’escalier, elle se sent en forme, c’est reparti. Elle a le temps de repasser chez elle avant son rendez-vous professionnel.
Elle l’a préparé longuement ce rendez et se sent sûre d’elle maintenant. Elle va réussir à les convaincre d’investir dans son affaire. Ils étaient encore hésitant la dernière fois, mais elle a trouvé d’autres arguments et ça va le faire.
Quel contraste avec ce matin ! Elle se traînait lamentablement en prenant son petit déjeuner, pensant à reporter cette rencontre si importante pour elle. Elle avait passé une sale nuit comme cela lui arrivait encore de temps en temps. Rien à voir avec son désespoir après l’accident de Bruno, mais tout de même. Se tourner et se tourner dans son lit, revoir ces scènes de bonheur intense avec lui, revivre leur première rencontre, leurs premiers émois, leurs folles soirées à faire l’amour. Elle n’était pas encore guérie. Elle allait mieux mais il lui fallait encore un peu de temps.
Sa dernière crise datait d’une dizaine de jours. Elle n’en avait plus que deux ou trois par mois, elle était sur la bonne voie. En rentrant chez elle elle retrouva son désordre de ce matin et rangea sa cuisine et sa chambre. Une nouvelle douche lui fit du bien, elle n’avait pas profité de la première, prise à cause de sa panique. Elle aimait bien penser aux points importants de sa journée sous sa douche ou en se maquillant et aujourd’hui, il y avait de quoi faire.
Elle savait comment s’habiller, quels bijoux porter et avait aussi choisi ses chaussures. Elle était prête mais il lui restait encore une bonne heure avant de se rendre à son rendez-vous.
Quel bonheur de pouvoir solliciter ainsi Gisèle quand elle avait besoin d‘elle. Certes ses tarifs étaient élevés, mais ça valait le coup. Elle se sentait renaître quand elle ressortait de son appartement. Elle était apaisée, rassurée remise à flots. Elle tenait le bon bout, elle le savait, elle n’aurait bientôt plus besoin d’elle, Gisèle, elle-même le lui avait annoncé. Elle prenait cher mais sa préoccupation première restait le bien être de ses patients, leur guérison totale.
Karine allait mieux mais n’était pas encore tirée d’affaire, il restait encore des larmes à verser, la cuve du désespoir n’était pas encore remplie. Ce n’était pas facile à évaluer même si ses connaissances progressaient de patient en patient. Ce n’était pas une science exacte, d’ailleurs pas une science tout court !
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D’ailleurs, pour Gisèle, l’essentiel n’était pas d’accroître sa compréhension du phénomène mais d’aider les gens à se consoler, faire leur deuil de leur perte : Amour, conjoint, enfant.
Dans le cas de Karine, reçue ce matin, , elle commençait à entrevoir le délai nécessaire. C’était différent d’une personne à l’autre mais elle commençait à se débrouiller selon l'origine du chagrin : séparation, problème professionnel, deuil... Pour un enfant, impossible de savoir. Elle même était tellement touchée, elle ne pouvait pas prendre le recul nécessaire. Heureusement, elle n’avait eu que deux cas à traiter et n’entrevoyait pas la date d’arrêt des pleurs.
Elle était toujours surprise de sa disponibilité mais c’était normal : elle avait peu de patients en même temps pour rester disponible. Évidemment elle était obligée d’appliquer des tarifs un peu élevés, son télé travail plus classique lui rapportait à peine de quoi payer son loyer et sa nourriture. Elle aurait pu progresser dans son travail, mais elle voulait conserver du temps pour ses patients. C’était ça l’important, partager leurs épreuves et les leur faire surmonter.
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Le déjeuner de Karine se passa très bien, un peu comme dans un rêve et elle eut son financement. Cette bonne nouvelle venait équilibrer sa nuit atroce après tout. Il fallait bien des compensations dans la vie !
C’était sa théorie à elle, celle lui permettait de garder le moral dans des périodes difficiles, le coup du fonds de la piscine et du coup de pied pour remontrer quoi. Elle allait pouvoir se remettre au travail, sure d’aboutir.
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Gisèle reprit son télé travail après le déjeuner, rien d‘excitant mais rien de difficile, juste quatre heures à y consacrer pour assurer son ordinaire. Elle s’y consacra entièrement.
À dix huit heures, elle rangea son pc de bureau et reprit son pc personnel. Elle devait rédiger le compte-rendu de sa séance du matin avec Karine et le mettre dans son dossier. Elle avait six patients en cours, Karine étant un des cas les plus délicats. Elle avait perdu son compagnon il y a deux ans, en pleine période de passion, ils devaient se marier l’année suivante, tant de projets foutus en l’air, une vie perdue, une vie brisée. Enfin, pas totalement. Elle était là pour ça, pour la faire repartir.
Elle compléta le dossier, deux heures de pleurs soit quatre heures pour eux deux, le total atteignait maintenant mille cinq six heures de larmes. Bon, ce n’était pas une science exacte, elle avait estimé cela à partir des dires de Karine, mais c’était dans la moyenne pour un cas comme cela. Elle était dans la bonne zone, le quota était atteint, enfin aux approximations près.
Elle avait établi une sorte de barème général, ensuite personnalisé selon la patiente. Dans le cas de Karine, elle avait estimé mille huit cents heures de pleurs nécessaire avant le retour à une vie plus normale. Ils y étaient presque. Les crises étaient de moins en moins fréquentes et ils auraient même pu arrêter la séance avant mais elle voulait atteindre ce total. C’était un peu idiot puisque le diagnostic ne pouvait pas être aussi exact, mais bon. Elle espérait avoir vu juste pour conforter sa méthode d’évaluation.
Elle se servit un whisky et relut rapidement les autres dossiers en cours puis les statistiques des patientes passées. En face de chaque nom figurait le type d’accident et le nombre d’heures de larmes estimées au total dont celles versées par elle même.
Comme elle aimait les chiffres et les statistiques, elle totalisait le tout et tirait des moyennes. Cela ne servait pas à grand-chose, mais ça complétait le tableau.
Elle classait les patientes (elle prenait uniquement des femmes) de deux façons
- par ordre d’arrivée
- en fonction des heures de pleurs
Elle avait un autre regroupement en fonction des types de pertes : décès du conjoint, d’un autre membre de la famille adulte, d’un enfant, séparation, déboire professionnel et autres déceptions.
Au bout de cinquante expériences, dont la sienne, elle commençait à avoir des statistiques intéressantes et réfléchissait à une publication mais ses idées n’étaient pas encore arrêtées sur la matière. Elle hésitait avec une formation d’élèves tentées par ce « métier ». En fait, elle souhaitait pouvoir vivre de cela sans avoir besoin d‘un boulot lui permettant de boucler ses fins de mois.
Elle avait démarré par son propre cas, après une rupture amoureuse très douloureuse pour elle. Elle n’avait jamais plus eu de nouvelle de lui. Elle avait beaucoup pleuré, subi cet immense chagrin jusqu’au jour où elle avait décidé d’essayer de le surmonter.
Comme elle était comptable et aimait les chiffres, elle avait pris le problème par ce bout et avait essayé de retrouver le temps passé à pleurer depuis sa séparation. C’était une estimation mais sans doute pas trop éloignée de la réalité. Elle était proche de neuf cents heures en sept mois et ne voulait pas dépasser les mille heures. Un chagrin d’amour ne vaut pas plus se disait-elle sans savoir vraiment pourquoi…
Elle eut la chance, à ce moment là, de retrouver une de ses amies d’enfance et elles se virent souvent pendant cette période. Comme elle avait confiance en elle, elle lui raconta son histoire et son amie pleura avec elle. Elle se sentait bien eux à l’issue de ce ces rencontres transformées en des sortes de cérémonies ; leurs larmes s’ajoutaient et ainsi, elle allait atteindre plus vite les mille heures que seule !
Au bout de neuf mois, elle ne pensa plus à cet homme et réussit peu de temps après à faire la connaissance d’un autre amant. Elle pleura peu lorsqu’il la quitta et partageait maintenant la vie d’un troisième. Ils avaient décidé de pas vivre ensemble et et ça lui convenait parfaitement.
Lorsque son amie, à son tour, eut son chagrin d’amour, elle mêla ses pleurs aux siens et la période difficile ne dura que trois mois. Ces deux expériences lui donnèrent envie de mettre ses connaissances toutes nouvelles au service de femmes ayant subi le même traumatisme et de boche à oreille commença à exercer son métier de « pleureuse d’appoint ».
Ces quelques années avaient renforcé son savoir faire et elle avait élargi l’origine possible des chagrins. Seule la perte d’un enfant lui donnait du fil à retordre. Elle n’avait eu que deux cas à traite mais regrettait de l’avoir accepté. Elle avait l’impression de ne servir à rien, à moins qu’à plus long terme elle arrive à quelque chose ?
Elle estimait à deux cents à trois cents heures les simples chagrins d’amour comme le sien. Le cas de Karine, avec le décès d’un futur époux à la veille d’un mariage comme le leur, était beaucoup plus cher. Elle en avait déjà traité trois et était arrivé à ce chiffre. Si il se confirmait avec elle, cela la conforterait encore plus dans ses chiffrages.
Certains chagrins étaient remarquablement courts, un à deux mois, sans conclure à une relation plus superficielle, en fait tout dépendait aussi du caractère de la femme. Un des cas les plus difficiles fut celui de celle incapable de verser une larme. Son chagrin était immense mais elle n’arrivait pas à s’en sortir en pleurant. Elle dut pleurer seule pendant des mois avant que cette femme ne se joigne à elle et , enfin , put se laisser aller. Elle était très fière de ce succès.
Elle éteignit son pc et réfléchit à ce qu’elle allait se faire à dîner.
Annexe notes de Gisèle sur l’estimation du temps de pleurs pour son premier grand chagrin d’amour (hors pleurs de son amie )
Première semaine 70
seconde semaine 70 140
troisième semaine 56 196
quatrième semaine 56 252
second mois 150 402
troisième mois 150 452
quatrième mois 180 632
sixième mois 180 812
septième mois 60 872
huitième mois 30 902
neuvième mois 10 912
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