Les jeunes pensent surtout au futur et à tous leurs projets d’avenir et les vieux plus au passé et à leurs souvenirs. Voilà ce qu’il se disait en triant ses livres avant de mettre dans les cartons de droite ceux qu’il voulait conserver et dans ceux de gauche ceux qu’il voulait donner aux restaurants du cœur d’Argenteuil.
C’est sa femme qui avait trouvé cette destination pour leurs livres et c’était une bonne chose. Elle avait eu du mal à la dénicher, pas trop loin de chez eux, un organisme acceptant les livres, même en très bon état. Il avait déjà fait un voyage avec une première série de livres, dont beaucoup de sa femme et quelques uns des siens vers le local à ordures. Il le regrettait depuis qu’ils avaient trouvé la solution « restaurants du cœur », et espérait que l’homme de ménage en avait récupéré la plupart.
Cela le consolait de penser ça, il n’aimait pas jeter, et sa femme encore moins, surtout depuis les campagnes à la télévision sur le recyclage. Les livres de Claude Izner ou de Jean François Parrot avaient sûrement été récupérés, son encyclopédie « les muses » qui datait de près de cinquante ans, ou son encyclopédie Larousse, ça c’était moins sûr, elles étaient encombrantes et on trouvait tout aujourd’hui sur internet.
Il avait déjà rangé tous les livres qu’il n’avait pas lus, il en avait toujours une petite dizaine d’avance offerts par ses enfants pour son anniversaire, la fête des pères et noël, à partir d’une liste qu’il leur envoyait. Il les consommait avec modération, dévorant plutôt ceux qu’il prenait à la bibliothèque.
De plus, il devait d’abord lire ceux qu’il avait récupéré de sa femme, pour l’essentiel des romans policiers. Les « déjà lus » allaient directement dans les cartons de gauche. A droite, il avait ensuite mis tous ses livres de philosophie, par principe, les œuvres complètes (ou presque) de Graham Greene, l’ensemble des romans et nouvelles d’Agatha Christie en seize tomes (Il en était au tome neuf). Il hésitait sur les Henning Mankell et le cycle de Dune.
Il n’allait pas les relire mais trouvait dommage que ni ses enfants ni leurs amis n’en aient voulu. Son fils avait récupéré ses « Jo Nesbo » et son beau frère ses « Fred Vargas », en même temps que pas mal d’autres romans dont Eric Emmanuel Schmitt. Il regrettait de temps en temps de ne pas avoir conservé les Schmitt, mais on les trouvait facilement dans les bibliothèques. Il n’avait gardé que ses « Antonio Munoz Molina » en plus des Graham Greene et des Agatha Christie, ses trois auteurs favoris. Il rangea les quelques dictionnaires, puis les nombreux guides de musée et d’expositions, tous déjà lus, mais qu’il feuilletait de nouveau de temps en temps.
Au bout d’un moment, il ne lui restait plus à trier que les essais déjà lus qu’il envisageait de relire, ça faisait tout de même une bonne trentaine d’ouvrages. Il les regarda, un à un, et les plaça finalement tous dans les cartons de droite pour les conserver. Pourtant, il en avait relu certains, mais bon, il ne pouvait pas s’en séparer.
C’était un peu un lien entre le passé et le futur, pensa t-il. Pourquoi ces réflexions lui venaient-elles en tête. Certainement parce que sa vie était en train de changer et qu’il convenait de faire une sorte de bilan. Il passa en revue les différents événements qui avaient changé sa vie, il n’y en avait pas tant que ça, et il était sur de ne pas en oublier, par définition.
Le dernier, avant celui là, datait d’il y avait un peu plus d’un an, et le premier sans doute son départ d’Algérie quand il avait douze ans. Oui, à son âge, ce qui dominait c’était le passé. Le plateau du passé était bien plus lourd que celui du futur et c’était bien normal, d’autant que le futur était difficile à mesurer et à prévoir maintenant. Que de tautologies!
Et le présent? Il avait lu un tas de choses sur ce sujet dans ses livres de philosophie sans vraiment arriver à comprendre ceux qui préconisaient de vivre l’instant présent. Il se rangeait plutôt du coté de ceux qui prétendaient que le présent n’existait pas vraiment, qu’il était fugitif, impossible à saisir.
Il avait cru trouver une position de synthèse en écoutant un cd d’André Comte Sponville qui donnait un exemple de vie au présent lorsque l’on dégustait une bonne bière par une journée très chaude, où l’on rencontrait par hasard l’endroit où on allait enfin pouvoir se désaltérer. C’était un bon exemple, et il se revoyait avaler quelques gorgées de bière dans ces conditions, mais seules les premières étaient vraiment bonnes, les suivantes non. Avec les suivantes, il se projetait déjà sur une action future, il ne dégustait plus. Peut être était-ce parce qu’il buvait trop de gorgées en même temps en entament sa bière ?
Il aimait cette sensation d’exagération, sa gabegie de plaisir d’un seul coup, mais cela saturait peut être le présent? Il faudrait que la prochaine fois, il se contente d’une seul gorgée, pour voir si le présent pouvait durer un peu plus longtemps.
Trier et ranger ses livres avaient été son présent aussi? Pas sûr, chacune des actions l’avaient été à leur tour, avant de sombrer dans le passé. Bon, cela n’avait pas grande importance après tout, il avait fini de trier. Il y avait un carton plein de livres à donner. Cela lui faisait de la peine de s’en séparer et il trouva ça idiot.
Il y avait tellement d‘autres livres à lire, sans doute aussi bon, qu’il aimerait certainement. Il avait dernièrement goûté aux enquêtes du juge Ti de Van Rusik et il attaquait les exploits de l’inspecteur Rébus de Ian Rankin, sans compter les romans merveilleux de Jim Harrison qu’il dévorait. Il avait en plus une longue liste d’essais à se faire offrir par ses enfants, il la complétait régulièrement au fil des émissions qu’il regardait ou des articles qu’il lisait. Il ferma le carton pour ne plus se pose de questions.
Avait-il eu tant de plaisir que cela à les lire ces livres? C’est une question qu’il s’était déjà posée en écrivant ses souvenirs d’enfance. Il avait aimé les retrouver et les avait un peu revécus comme dans un rêve. Et puis, il s’était demandé s’il ne les enjolivait pas un peu trop? C’était plus valorisant d’avoir de bons souvenirs, des souvenirs heureux, des souvenirs de bonheur, de joie, d’amitié, de partage. Mais, la réalité avait-elle été aussi belle? N’était- ce pas sa mémoire qui reconstruisait ces moments idylliques? Avait-il un filtre particulier pour se remémorer le passé, agissant d‘autant plus qu’il était plus lointain?
Si oui, était-ce le cas de tout le monde? Si oui, pourquoi? N’était-ce pas la même chose pour l’avenir, pour les projets? Peut être aussi pour l’avenir et les projets lointains, à court terme, tout pouvait être noir, non? Seul le récent dans le passé et l’avenir, et bien sur le présent étaient vrais de vrais, se disait-il, le reste est suspect. Si l’on ajoutait ces trois durées, il voyait à peu près à quoi cela pouvait correspondre, en gros, c’était la vie de tous les jours, la vie ordinaire, comme là, maintenant qu’il avait fini de ranger ses livres.
Il avait une dizaine de cartons pleins à déménager chez lui. Les collections de livre de penture prenaient beaucoup de place et pesaient lourd! Ils les avaient achetés au début de leur mariage, il y avait bien longtemps, mais sa femme ne pensait pas avoir de place suffisante dans son appartement pour les prendre et il les récupérait tous. Il avait envie de les feuilleter mais si il se lançait la dedans, il ne ferait plus rien de l’après midi. D‘un autre coté, il avait le temps. Il s’y était pris en avance, comme toujours mais il avait peur, en se replongeant dans ces livres de se replonger dans le passé et de rester nostalgique.
Il s’était promis d’essayer de recommencer à vivre après tout ces changements et s’était fait une liste de choses à faire, de bonnes résolutions, d’envies. Cela le rassurait, c’était comme des phares éclairant son avenir et il avait moins peur avec cette lumière quoique cela ne dévoilait que quelques semaines, au mieux. Son passé connu pesait des dizaines d’années et son avenir probable quelques semaines au plus.
Voilà pourquoi il s’était fait cette réflexion en triant ses livres. Lui maintenant, il était dans les vieux, il était condamné à revisiter le passé, c’était la vie. Il reprit la liste de choses à faire dans le cadre du déménagement et s’arrêta sur « prendre des photos de l’appartement ». Cette idée lui était venue naturellement, sans doute parce qu’il aurait aimé avoir des photos de ses précédents appartements. Il en avait des souvenirs, plus ou moins précis, mais aurait voulu mieux les revoir, pour mieux se revoir dedans, lui et les autres personnes y étant venues.
Quand on est jeune, on ne pense pas à ça, on pense à déménager pour habiter dans un endroit plus grand, plus confortable, mieux situé, et pas à se souvenir de ces lieux que l’on a envie de quitter. C’est mieux quand on est jeune, mais on le regrette quand on est vieux. Il faudrait une sorte d’enregistrement automatique de sa vie sans que l’on n’ai rien à faire pour pouvoir ensuite le visionner plus tard, quand le passé mate le futur, et que le présent est si fin, si fin.
Il pensait à ses enfants, qui vivaient au présent, et un peu au futur dans lequel il ne figurait pas, ou alors, il n’osait que penser au futur où ils voyaient encore leur père. Oui, cela avait été son cas, il n’avait pensé qu’à l’avenir avec ses parents vivants, il n’avait jamais imaginé sa vie sans eux. Il l’avait juste vécu quand il en avait été obligé, il y avait plus de vingt ans maintenant.
Combien de temps avait-il encore à vivre? Mystère! Il se sentait bien, pas en pleine forme mais bien, et la durée moyenne de vie lui donnait encore une bonne dizaine d’années. Il avait un avenir, lui aussi, pas seulement un passé, et il avait un présent, enfin toute une quantité de présents à venir. Depuis des mois, il pensait tour à tour à tout ce qu’il allait perdre avec ce changement, puis à tout ce qu’il allait gagner et la balance penchait d’un coté ou de l’autre selon son humeur.
Au début, le plateau des pertes avaient toujours été nettement plus lourd, et depuis quelques temps, cela s’équilibrait peu à peu. Son espoir était que les gains pèsent plus lourds à la fin, quand il aurait à sauter le pas. C‘est ce que lui disaient certains de ses amis les plus proches, mais n’était-ce pas simplement pour l’aider dans ces circonstances difficiles? Le pensait-ils vraiment?
S’acheter ce qu’il voulait (dans la mesure de ses moyens, mais bon), partir en voyage quand il voulait (si ses enfants ou son ex femme n’avaient pas besoin de lui), participer à des associations (ou mais lesquelles?), reprendre contact avec d’anciens amis (auraient-ils les mêmes envies?), changer de look (n’était-ce pas trop tard?), retrouver certains membres de sa famille perdus de vue (mais comment faire?) , faire publier ce qu’il avait écrit s’exposant sans doute à des refus).
Pourquoi voyait-il systématiquement les difficultés de sa nouvelle vie qui venaient s’ajouter à ce qu’il perdait, et déjà cet appartement où il avait été aussi heureux, pas tout les jours, pas récemment, mais quand même ! Il prit son appareil photo pour commencer son reportage pour plus tard. Bon, si il pensait à plus tard, c’était bon signe. C’était un appareil récupéré de sa fille qui en avait changé deux fois depuis. Lui, ça lui suffisait. Il était un peu encombrant, mais il arrivait à faire de bonnes photos avec, ce qui avait été une très agréable surprise pour lui, habitué à prendre des clichés flous.
Il mitrailla sa chambre puis toutes les autres pièces, qu’importe les photos ratées, il les détruirait. Bien sur, avant, on ne pouvait pas faire ça, du temps de sa jeunesse, chaque photo était importante et il fallait toutes les faire développer, même les ratées, alors, on faisait attention à ce que l’on prenait, à l’angle de prise de vue, à la lumière, aux contrastes, à ce qu’il y avait dans le champ, et on ne doublait pas ou triplait pas tout au cas où. Était-ce mieux aujourd’hui?
Les jeunes qui n’avaient pas connu les pellicules d’antan ne se posaient pas la question, les gens qui se la posaient allaient bientôt disparaître. Mais c’était certainement pareil avant, du temps de ses parents. Aucun exemple ne lui venait à l’esprit, et ce serait pareil pour ses enfants. Cela était-il rassurant?
Pour ses parents, cela avait du être différent parce qu’ils avaient changé de pays au milieu de leurs vies, passant de l’Algérie à la France. Ce cataclysme avait du éclipser tous les autres changements. Ils n’étaient plus là pour le lui confirmer. Et il pouvait encore remonter dans le temps, avec ses grands parents, qui eux étaient nés et morts en Algérie etc...Il était passionné par le passé lointain, très lointain, à la fois l’histoire et la préhistoire. Il s’était toujours dit jusqu’à présent, qu’il avait de la chance de vivre dans ces siècles là quand il pensait à ceux d’avant : les guerres (mais il y en avait encore aujourd’hui, presque à leur porte), la durée de vie (mais certains grecs avaient vécu quatre vint ans, sans parler des personnages de la Bible), le téléphone portable (qui nous rendait tout de même esclave de l’immédiat et limitait tellement la vie privée), la télévision permettant de tout voir sur tout (mais pouvant rendre tout fade en nous blasant), internet pour avoir toutes les réponses (mais il fallait connaître aussi toutes les questions), les transports permettant d‘aller partout (jusqu’au moment où tout sera pareil partout), la nourriture plus variée (mais apparemment nous avions perdu le goût de beaucoup de choses).
Il arrêta sa liste, après tout ses ancêtres avaient peut être mieux vécu que lui? Il avait lu quelque part que les chasseurs cueilleurs avaient été plus heureux que leurs successeurs sédentaires ; Bon, la question n’était pas là, il s’agissait de savoir ce qu’il allait faire dans les semaines à venir, de son avenir à lui.
Il devait se rassurer, il n’avait qu’une vie, comme chacun de nous (sauf en cas de croyance en la réincarnation ou la vie éternelle), il devait la vivre jusqu’à la fin. Enfin, il ne devait pas penser à la fin, ce n’était pas un but ou un objectif la mort, c’était une contrainte, ce qui comptait c’était le chemin, long si il était agréable, court si il ne l’était pas. Il se demanda si la vie était plutôt une pente douce que l’on descendait ou que l’on remontait, Lorsque l’on regardait en arrière, devions nous lever ou baisser les yeux?
De toutes façons, nos vues fatiguées ne pouvaient pas remonter trop loin, il le savait bien, c’était les neurones qui le pouvaient. La logique était que ce soit une descente, vu que l’on avait de plus en plus de mal à marcher avec l’âge, mais, vu les difficultés rencontrées en étant vieux, on pouvait penser que ça montait de plus en plus. Et, la vie était elle une droite, ou une courbe, ou un parcours sinueux, ou un cercle? Dans ce cas là, on ne pouvait pas voir grand-chose en se retournant.
Pas facile de savoir justement parce que l’on avait qu’une vie et que l’on ne pouvait pas tenter plusieurs expériences. Il n’avait pas trouvé la réponse chez les philosophes, sans doute avait-il mal cherché ou pas compris. Il brancha son appareil photo à son portable pour télécharger les images, les trier et les classer. c’était plus facile qu’avec les livres et ça prenait moins de place. Il pouvait tout garder, voila un avantage de la modernité!
Mais rien ne pouvait remplacer le plaisir de prendre un livre en main, de le sentir quelquefois, de découvrir les mots, les phrases, les paragraphes, les histoires, les idées. Rien ne remplacera jamais un livre pour lui, et il comprend que sa vie, ce sont les livres qu’il a lus, celui qu’il lit, et ceux qu’il va lire, il est un personnage comme les autres, on l’a créé, on l’a mis en scène. A t-il été bon? Pas sûr, mais il a fait de son mieux pense t-il.
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