Pour la seconde salle, il pensa a Bruegel qu’il aimait tellement. Il se souvenait de cette salle du musée de l’histoire de l’art de Vienne entièrement consacrée à ce peintre. Il n’était pas seul (mais avec sa femme et sa fille), resta assez longtemps mais pas autant de temps qu’il le souhaitait, il ne souvenait d’ailleurs pas d’autres tableaux dans ce musée. Il était au centre d’un monde qu’il aimait sans d’ailleurs trop savoir pourquoi. Il en avait vu aussi à Bruxelles. Il pensait que c’est l’atmosphère des tableaux qui l’attirait et le fait de pouvoir éventuellement être l’un des nombreux personnages. Le plus dur était de choisir lesquels accrocher à ses murs. Il pouvait les observer à loisirs dans les livres qu’il possédait et il se résolut a les feuilleter pour faire son choix.
Le dénombrement. Bruegel représente l’arrivée de Marie et Joseph à Bethléem, près de l’auberge qui sert de bureau de recensement. Une arrivée qui passe inaperçue. Le couple s’avance au milieu des personnes qui s’adonnent à leurs activités quotidiennes. Les unes attendent leur tour au bureau de recensement, d’autres vaquent à leurs occupations, indifférentes à ce couple. La scène se situe dans un paysage hivernal aux caractéristiques nordiques. Figurer comme un des personnages dans un tableau de la vierge Marie, enceinte de Jésus! Il pouvait être l’un de ceux qui attendaient, pas trop un paysan ou un artisan occupé à des travaux manuels, ce n’était pas son fort. Il possédait une reproduction d’environ 50 cm sur 27 cm et ne lassait pas de regarder chacun des personnages, mais c’était différent du vrai tableau vu au musée royal des beaux arts a Bruxelles. Tous ces gens n’avaient pas trop froid, sauf peut être la vierge Marie, la plus fragile. Personne ne s’ennuie, pourtant, pas de radio, par de télévision, pas de journaux, mais les travaux prennent plus de temps sans nos matériels et machines modernes. Est ce Bécassine, en bas à droite du tableau glissant sur sa luge, poursuivie par sa sœur? Ou sa cousine de la bas? Il se voit, il est tout à gauche du tableau, il regarde par la fenêtre au premier étage de la salle de recensement, curieux des cris du cochon qu’une femme tient fermement par les oreilles ou cherchant le seau qu’il a oublié sur la terrasse et que sa femme lui a fermement demandé de récupérer au plus vite. Il a son chapeau rouge pour ne pas prendre froid à la tête et sa chemise bleue qu’il aime bien.
La parabole des aveugles. Ce tableau le touchait à cause de sa fille qui n’était pas aveugle mais une personne à mobilité réduite. Elle préférait la compagnie des «valides» et ce tableau montrait à l’évidence que des aveugles entre eux ne pouvaient pas survivre comme le dit une parabole du christ:»Si un aveugle conduit un aveugle, ils tomberont tous les deux dans un trou.» Pourtant, en dehors de celui qui est tombé et de celui qui tombe, les autres , tête levée, regardent le ciel qui ne les aidera pas, malgré l’église à l’arrière plan qu’ils ne voient pas. Il n’avait jamais vu ce tableau en vrai, il n’avait que la reproduction en grand format. Devait il le conserver ou le remplacer par un déjà vu en vrai? Peut être fallait-il une exception à sa règle? Il pressentait qu’il y en aurait d’autres ? Il aimerait être l’avant dernier qui porte une chaîne autour du cou avec une croix. La sienne a la médaille de la Vierge Marie, cette chaîne offerte par son père qu’il ne quitte jamais. Il est chaudement vêtu et porte un chapeau pour protéger sa tête et .Il pense à sa belle sœur et à sa DMLA seiche qui risque de la conduire à la cécité comme son père à la fin de sa vie, une autre tragédie héréditaire.
Chaque famille a ses problèmes, il l’a appris en discutant avec ses amis. Rares sont celles qui n’en ont pas. Il faut être intime pour en parler, non pas par honte de la personne victime mais de son comportement pas toujours adéquat. Certes il écrit toutes les semaines à sa sœur hospitalisée depuis des années et des années, mais il ne va pas assez la voir, même si elle est loin et que, quelquefois, quand il se présente en visite, il ne peut pas la voir et peste contre ce destin injuste. Quand par extraordinaire, elle lui téléphone, elle débite un chapelet des choses qu’il doit lui offrir et raccroche, mais, au son de sa voix, il sait si elle va bien ou pas, alors, en concertation avec son frère, l’un ou l’autre envoie un colis avec une partie de ce qu’elle a demandé. Il l’a abonné à deux revues, une hebdomadaires et une mensuelle, est-ce suffisant ?
Il pourrait-être l’un quelconque des aveugles, sauf les deux premiers, celui qui est tombé et celui qui va le suivre. Lui ne peut pas tomber car il marche en regardant ses pieds depuis qu’il vit seul. Il a une cheville molle depuis toujours mais avant, il ne tombait pas. Jeune, il ne souvenait pas avoir eu de souci d’équilibre quand il faisait ses longues marches vers le port en écrivant ses poèmes dans sa tête. Il s’arrêtait quelques fois chez Luce avec qui il discutait une petit heure sans jamais avoir osé lui avouer qu’elle lui plaisait. Étudiant, il n’avait pas eu de problèmes non plus et quand il travaillait non plus.A son départ en retraite, il se remis à marcher lors des nombreuses visites de Paris effectuées avec sa femme sans tomber, sans doute parce qu’elle marchait devant lui et qu’il mettait ses pas dans les siens. Les chutes avaient démarré avec son divorce. Il y en eu plusieurs et il s’était habitué à regarder le sol pour éviter de poser le pied sur la moindre déclivité. Il y avait repensé après avoir lu « Un promeneur solitaire dans la foule » d’Antonio Munoz Molina. Dans ce livre, au contraire, l’auteur déambulait en écoutant et regardant partout ! Depuis, il essayait de lever la tête quand il était sûr de la fiabilité du terrain sur quelques dizaines de mètres, sans doute jusque au jour où il retomberait !
Il choisit l’avant dernier aveugle, le cou orné d’un collier avec une croix, le sien portait une médaille de la Vierge Marie achetée au bijoutier qui avait coupé son alliance coincée sur son annulaire, alliance perdue au cours de son déménagement.
Combat de carnaval et de carême, vu à Vienne. Que de vie dans ce tableau, la fête et le recueillement, sans violence, avec d’un coté l’église et de l’autre la taverne. Dans quel camp se situait il? Il aurait aimé être du coté du carême, d’avoir la foi et la force qu’elle donne, mais il était de l’autre coté sauf que son carnaval était plus triste. Peut-être sa femme et lui avaient-ils été le couple au centre du tableau? Peut-être le jour où ils l’avaient vu ensemble, mais plus aujourd’hui, hélas. Que de personnages variés, tous occupés, pour la plupart, des gens du peuple, sauf, sans doute le marchand sur la droite du tableau. Quelques mendiants, estropiés. A cette époque, pour mendier, il fallait être diminué physiquement, sinon on pouvait travailler pour gagner son pain, guère plus mais c’était déjà ça. Encore qu’il n’en compte que trois sur plus de cent cinquante personnages (il a eu du mal à les compter…). Ils se remarquent car ils sont presque au centre du tableau, sinon, ils passeraient inaperçus dans la foule.
Il voit régulièrement des Sans Domicile Fixes dans la rue ? Aujourd’hui, il n’y a pas que les invalides qui font la manche, il y a tous ceux qui dorment dehors : les clochards d’avant et tous les nouveaux très pauvres victimes de la crise économique ou migrants sans travail. Il a l’habitude de donner un peu d’argent de temps en temps, souvent aux mêmes personnes qui ont leurs endroits préférés. Il se sent coupable de ne pas les aider plus mais il est incapable de faire comme certains de ses amis et de distribuer de la nourriture au sein d’associations genre croix rouge ou restaurants du cœur. Se sentirait-il moins coupable ? Sans doute a t-il peur de se retrouver un joue comme eux à traîner dans les rues sans grand espoir que de survivre. Mais qu’en sait-il ? Comment se mettre à leur place ? Ils ont aussi leurs moments de bonheur, peut-être davantage que lui qui se les interdit la plupart du temps. Lui ne voit rien quand il sort, il regarde ses pieds pour ne pas tomber avec sa cheville molle qui lui a joué tant de tours et l’a fait tellement chuter ! Il ne voit pas le ciel ou si peu, il ne voit pas les arbres, les maisons, les gens, sauf pour éviter de leur rentrer dedans. Il ne s’assied pas sur un banc juste pour regarder sauf le samedi quand il fait sa promenade sur l’île et se pose cinq minutes près du club d’aviron. Pourquoi est il si pressé ?
Le repas de noce, vu aussi à Vienne. Aujourd’hui, les jeunes ne se mariaient presque plus, trois seulement de ses neveux, nièces et enfants l’avaient fait, sur neuf, et encore, une de ses nièces l’avait fait sans cérémonie pour des raisons administratives et économiques. Il le regrettait car il aimait les mariages et leurs symboles, comme sur ce tableau: une grande table ou l’on mange et l’on s’amuse, peu de décors, juste la joie d’être ensembles, de revoir sa famille, encore plus de nos jours où elle est davantage dispersée que de leur temps.. Certains vont peut être boire un peu trop avec toutes ces cruches vides dans le coin à gauche du tableau? Lui ne l’avait jamais fait a un mariage (une seule fois a un baptême, il avait dix sept ans). Ils allaient danser et il entendait dans sa tête cette musique qu’il appréciait. Certes, les chaînes avaient remplacé les musiciens , au centre avec leur sorte de bignou, ayant sans doute du mal à se faire entendre dans le brouhaha de la noce et les danses n’avaient pas encore commencé. Ils allaient certainement pousser les tables pour faire de la place et danser en rang, sans trop se toucher comme de nos jours après une longue période de rapprochement des corps pour plus de séduction et de sensualité.
La séduction n’est plus trop à la mode semble t-il, les relations ont été libérées, c’est comme ça, c’est la vie de nos enfants. Le père avait il déjà fait son discours? Le souvenir de son propre mariage lui revenait à l’esprit. c’était il y a bien longtemps et il était jeune et beau (enfin pas mal), et sa famille et ses amis étaient là. Il restait les photos de l’événement dans un petit album qu’il avait sans doute bêtement jeté par dépit après son divorce dans sa folie de se débarras du non indispensable avant son déménagement dans son petit deux pièces. Il avait fouillé sans le retrouver et en avait été terriblement déçu. Il avait tout de même conservé quelques photos dans un autre album. ; eux deux, avec leurs témoins Toni et Mimi, avec la famille proche sur les marches de l’église notamment sa grand-mère qu’il ne reverra pas beaucoup avant son décès, et <,au même endroit ,une photo avec tout le monde. Il détaille chaque visage, en reconnaît beaucoup et la présence de certains l’étonnent, il n’en a gardé aucun souvenir. Il les compte : soixante dix sans en être tout à fait certain maisl il ne veut pas les recompter. Quelle manie d’aimer les chiffres ! Qu’importe le nombre exact ! Il y en a une seconde sous un autre angle et là, au contraire, il remarque les absences de cousins et cousines. C’est étrange.
Il n’est pas sûr de distinguer la mariée dans le tableau sans sa robe blanche, ni son mari sans son costume et il se revoit et laisse passer un age de tristesse. Il croit deviner la mariée devant une tenture sombre mais donne sa langue au chat pour le mari. Enfin, il ne voit pas de chat, juste un chien qui grignote à droite.
Aujourd’hui, ses parents ont quitté cette terre et certains amis aussi ou ne donnent plus signe de vie. Ce tableau le remplit de nostalgie.
Danse de paysans,toujours à Vienne. Décidément, il se sent bien dans ces tableaux, et celui ci lui rappelle sa jeunesse, celle des bals de village, les musiques un peu anciennes : valses, javas, polkas inconnues dans la capitale, où l’on danse en couple, où l’on accorde ses pas avec sa partenaire, où on est attentif à suivre le rythme, où la séduction est aussi dans les attentions. Des souvenirs affluent et il se sent bien. Il était adolescent et campait avec on frère et deux autres frère d’une autre famille dans l’arrière pays Niçois, une période particulièrement heureuse de sa vie. Ils pêchaient la truite, récoltaient des framboises, cuisinaient aussi les conserves apportées par les parents, se baladaient dans la campagne ou le village à coté où ils avaient « emprunté » un banc sans penser à mal. Le visage de Michèle refit surface mais il le chassa, il venait de terminer un livre qui lui était entièrement consacré et essayait de passer à autre chose.
Que dansaient-il sur ce tableau ? Par curiosité, il était allé voir su Wikipedia et avait listé le ductia, l'estampie, le branle, le saltarello, la tresque, la basse danse, la tarentelle, la moresque, la pavane, le tourdion, la carole. Il avait mêle regardé quelques vidéos pour savoir de quelle danse il s’agissait, en vain. Il ne connaissait que deux noms, la tarentelle et la pavane et s’imaginait ses enfants se faire la même remarque sur celles qu’il exécutait pendant ces fameux bals de village. L’instrument est le même qu’au repas de noce, ceux qui ne dansent pas boivent, discutent ou s’embrassent. Et puis, il y a un homme dans le fond à gauche qui observe timidement tout ça, c’est lui assurément.
Dulle griet,cette fois au musée Mayer van Den Berg, à Anvers. Il est dit que la peinture montre une paysanne, Dulle Griet, qui est à la tête d'une armée de femmes en route pour piller l'Enfer. Autour d'elle, les scènes de destruction dominent le paysage. L'attaque a été probablement menée par elle. La couleur dominante du tableau est le rouge des flammes. Mais, pour lui, ce n’est pas ça qu’il voit mais sa sœur, enfermée dans son hôpital psychiatrique et pour lui, elle est déjà en enfer. Il sait pourtant que ce n’est pas le cas, et que la vie de sa sœur est tout de même une vie et qu’elle a aussi des périodes de bonheur et de satisfaction et qu’elle est bien entourée par les médecins, les infirmières, les aides soignantes et les animatrices diverses. Il ne peut pas vivre sa vie à sa place et elle non plus.
Après tout, la vie de sa sœur vaut autant que la sienne et doit mériter d’être vécu. Il se dit cela pour se rassurer, pour se sentir moins coupable. Il trouve juste de penser une nouvelle fois à sa sœur après avoir passé en revue les mariages et les danses.
Qui peut-il bien être au milieu de toutes ces femmes ? La créature monstrueuse à droite, avec sa grotte de bouche ouverte qui regarde l’assaillante de son œil découvert par la trappe qui se lève ? L’homme avalé par le poisson en bas à droite dont on ne voit que la jambe qui dépasse de sa bouche ? Un des défenseurs assaillis par cette armée de femmes enragées voulant leur faire la peau ? Ou une de ces femmes qui de ruent à l’assaut des hommes ? Pourquoi pas, il ne revendique pas son statut de mâle, il aurait tout autant aimé être une femme et ne comprend pas ces querelles de genre. Il ne pourrait-pas être Dukke Griet, elle même, il n’est pas un meneur mais un suiveur, mais une de celles qui participent sans être en première ligne, qui observe plus qu’elle ne frappe, qui espère que tout soit vite terminer pour reprendre sa vie tranquille.
Pas une des bêtes qui grimpent de ci de là en renfort de l’armée ou qui dansent et font la fête en contemplant ce carnage. Non, lui n’aime pas la violence parce qu’il n’a pas la force de l’exercer.
Un dernier pour cette salle, mais il y en avait tellement d’autres qu’il voulait posséder et l’admirer à loisirs !
Les chasseurs dans la neige, retour au musée de Vienne. Pourquoi ce tableau? Les couleurs dominantes sont les mêmes que celles du dénombrement, ce pourrait être une autre vue de ce village, toujours en hiver. Il fait partie de la série des mois. Cette fois ci, il regarde les chasseurs de sa fenêtre, bien au chaud et à l’abri, tranquille, alors qu’eux, que vont ils trouver en rentrant chez eux, accompagnés de leurs nombreux chiens pendant que les enfants s’amusent sur les patinoires? La pie qui vole pourrait peut être le leur dire? Ou celles perchées sur leurs branches?
Difficile de quitter cette salle, il ne voit pas comment il pourrait ne pas en créer une autre avec d’autres Bruegel ou glisser de ci de là un tableau dans un des thèmes choisis.
Il s’assied un moment pour prolonger sa visite dans cette salle avec des peintures si extraordinaires. Il doit se laver un peu l’esprit avant d’entrer dans la suivante et il a prévu le coup, il a pris avec lui le cahier où il a décrit, à sa façon, certains monuments qu’il rêve de voir en vrai.
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