Il fallait vivre le présent, la plupart des philosophes qu’il lisait ou écoutait le disaient : « carpe diem » « amor fati » et tout le toutim.
Facile à dire mais il n’y croyait pas, ce n’était pas possible. Comment pouvait-on avancer des choses pareilles ? Bon, il ne suivait pas Saint Augustin avec ce présent n’existant pas vraiment, chaque minute pouvant être découpée en secondes et la seconde encore en millisecondes etc...
En plus, le présent n’était pas toujours agréable, il y avait toutes les tâches s’apparentant plus ou moins à des corvées : ménage, lessive, repassage, vaisselle...et, en général, on s’apercevait des bons moments après coup. Il avait remarqué cela, au moins chez lui, le passé enjolivait les choses, il y avait davantage de plaisir dans les souvenirs que dans le présent !
Peut-être parce que le présent passe trop vite, on n’a pas vraiment le temps d’en profiter ou on n’est même pas conscient qu’il faut en profiter ! Quand on y repense, là on peut traîner, fouiller chaque recoin des bons moments, les faire durer, se les repasser à loisirs (une sorte d’éternel retour).
C’était comme si, sur les pages (sans doute quadrillées) du livre de notre vie, on écrivait les bonnes choses à l’encre blanche et les mauvaises à l’encre noire. Le bon ne se voyait pas contrairement au mauvais. Et puis, avec le temps, l’encre noire palissait et le papier devenait plus gris et le bon se voyait de mieux en mieux quand le mauvais se noyait dans le gris. Cela n’avait rien de scientifique et était même probablement faux, mais ça lui allait comme illustration. De toute façon, il y avait bien une explication de ce genre sinon, il n’aurait pas fait ses constatations : la nostalgie est bien plus forte que le bonheur immédiat.
Et puis, le présent pouvait être aussi perturbé par le passé. On avait beau essayer de ne pas avoir de remords ou de regrets, vos actions passées vous rattrapaient de temps en temps et influaient sur votre présent. C‘était comme ça, il le voyait bien dans son propre cas. Un oubli, une imprudence, un excès, une négligence, une parole malheureuse, voire une faute et ça vous pourrissait le présent !Non, vivre au présent en ne pensant ni au passé ni au futur, ce n’était pas possible, juste des théories fumeuses. Ou alors, il n’était pas assez intelligent ou cultivé pour le comprendre vraiment et le mettre en œuvre. Bref, ce n’était pas pour lui. Il vivait aussi dans le passé et l’avenir.
Comment vivre sans penser à l’avenir ? Bon, il était d’accord avec le caractère assez vain de l’espoir qui n’était que le constat des manques dans le présent. Il essayait d’ailleurs de ne pas trop espérer, mais c’était plutôt par superstition, pour ne pas empêcher que les bonnes choses ne se produisent plus y pensant trop, en les usant au préalable. Au contraire, il projetait ses craintes, ses peurs pour éviter qu’elles n’arrivent en vrai : il les pressait, les décomposait, les ressassait pour qu’elles perdent toute envie de survenir.
Est-ce que cela fonctionnait ? Il ne le savait pas vraiment, il avait du mal à se souvenir de tout ça, c’était sa façon de vivre, c’est tout : revivre les bons moments du passé et remplir le futur de craintes. Il y avait aussi le présent mais il le cernait pas bien, comme une sorte de mal nécessaire. Il était content de terminer les choses pour pouvoir les oublier quand c’était sans intérêt ou pénible ou y repenser quand c’était agréable.
Avait-il toujours été comme ça ? Il ne le savait pas. En fait, il avait pris du recul et commençait à se poser ce genre de question depuis sa retraite, ou depuis son intérêt plus prononcé sur la philosophie, quelques années auparavant. Il lisait rarement les philosophes dans le texte car il avait du mal et préférait lire de la vulgarisation ou des commentaires. Il avait quand même lu un peu Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Pascal, Saint Augustin et même Nietzsche qu’il aimait bien, même si il ne comprenait pas cette histoire « d’amor fati », pourtant au centre de ses écrits. Il était plus à l’aise avec les livres sur la philosophie de la justice qu’il lisait et relisait pour bien les comprendre et les assimiler.
Il se disait qu’il pourrait, à l’occasion de ses relectures des philosophes, prendre des notes sur cette notion de temps, de passé, de présent, de futur, de regrets, de remords et d‘espoir. Déjà, il retenait mieux en écrivant et puis il aurait sous les yeux les divers arguments employés par les uns et les autres sur le sujet. Mais, en attendant, il voulait tout de même se fixer une ligne de conduite car, au cours d’une de ses promenades, il avait eu l’idée d’un bon dosage de toutes ces notions dans sa vie de tous les jours.
Cela lui arrivait souvent de trouver des idée intéressantes en marchant.
C’est comme cela que lui étaient venus ses poèmes d’adolescence. Il marchait beaucoup à l’époque, ayant peu d’amis (même si c’était de bons amis) et, quand il se sentait seul, il aller marcher vers le port pour se dégourdir les idées et les jambes. Il préférait le faire par beau temps, mais le faisait aussi sous la pluie.
En été, la plage était une redoutable concurrente et il allait souvent prendre un petit bain le matin quand il y avait encore peu de monde au bord de l’eau. Quand il barbotait, il profitait intensément du présent ; ce qu’il aimait surtout était de faire la planche, les oreilles écoutant la mer, les yeux plongés dans le bleu du ciel. Vivre au présent et en profiter pleinement, c’était ainsi possible !
Il avait même l’impression d’un temps passant moins vite alors, un peu comme pour la nuit de retrouvailles d’Ulysse et de Pénélope à Ithaque quand les dieux avaient distendu le temps pour leur permettre de profiter de ce moment. Après en sortant de l’eau, il devait faire attention à ses pas sur les galets pour ne pas être trop ridicule, ne pas regarder trop les jeunes femmes allongées sur leur serviette, se sécher, lire un peu en attendant de se rhabiller et rentrer chez lui, occupations sans grand intérêt sauf, parfois, la lecture quand le livre lui plaisait.
Il ne lisait pas beaucoup à l’époque et ne savait encore pas trop ce qui lui plaisait, il picorait un peu au hasard.
Aujourd’hui, il connaissait ses goûts et pestait contre ce temps qui ne lui permettait pas de lire tout ce dont il avait envie. Il regrettait ce temps perdu à n’avoir pas assez lu, ce qui était plutôt idiot comme réflexion puisque, au contraire, cela lui ouvrait une liste de possibilités encore plus étendue aujourd’hui. Mais, était-ce vraiment le présent quand il lisait (ou qu’il regardait un film) ? N’était-ce pas le passé des autres ? C’était une ancienne histoire également imaginée comme celles qu’il écrivait ou dont il rêvait le soir pour s’endormir.
Il aimait se repasser ses histoires préférées dans sa tête pour trouver le sommeil, et ça marchait. Il les modifiait légèrement à chaque fois, sur des détails le plus souvent. Quelquefois, il changeait carrément de décor ou même d’action pour la même histoire, mais jamais de fin. Non, le dénouement était toujours identique : valorisant pour lui, tendre ; ça lui réchauffait le cœur et lui lavait la tête de tous ses problèmes de la journée quand il y en avait. Enfin, quelquefois, il n’y arrivait pas et tournait et se retournait dans son lit sans sombrer. C’était rare, heureusement. Il n’avait plus besoin de trop d’heures de sommeil, six lui convenaient et, lorsqu’il éteignait sa lampe de chevet à onze heures du soir, il se réveillait à quatre heures du matin. Il ne se levait pas avant sept heures et donc se mettait à rêvasser et arrivait le plus souvent à somnoler.
Ses histoires rêvées étaient à quatre vingt dix neuf pour cent impossibles à réaliser dans la vraie vie ; ainsi il ne prenait pas le risque d’empêcher qu’elles se produisent. D’ailleurs, lorsqu’il les modifiait, il les rendait encore plus improbables. Pas invraisemblables, non, mais improbables, voilà c’était le bon mot. Il restait le petit dernier pour cent qu’il arrivait quelquefois à supprimer en ne faisant participer que des personnages inventés (en dehors de lui). Bon, il restait une chance infime que cette histoire survienne, mais ça, c’était comme le fait de jouer à l’euro million tous les vendredis soirs. Si un jour il gagnait, il réviserait sa façon de rêver…
Il avait eu des déboires avec deux rêves parce qu’il les couchaiy sur le papier pour deux de ses projets. Après cela, il n’arrivait plus à les utiliser, ils étaient comme morts. Les avait-il tués en les figeant définitivement ? Avaient-ils basculé dans le passé comme ses souvenirs ou les histoires racontées par les autres ? Il avait finalement réussi à en récupérer un en en modifiant assez sensiblement le scenario (pas la fin!), mais pas l’autre qui ne lui appartenait plus, c’était devenu du passé pour les autres.
Le théâtre, ça c‘était du présent, ou le cirque, enfin tout ce qui était « en direct » , les matchs de foot aussi. Il avait assidûment fréquenté les théâtres ces dernières années avant d’y renoncer pour ne pas s’y rendre seul. Il avait vu près de deux cents pièces et en avait aimé la plupart. C‘était plus la vraie vie, même racontée et mise en scène : il pouvait y avoir des détails qui changeaient comme dans ses rêves non figés. Enfin, ce n’était pas complètement exact : il y avait les pièces se déroulant de nos jours et les anciennes, les classiques : Racine Corneille, Sophocle, Molière, par exemple, c’était plus rigide non ? Pas sûr ! Il avait vu un Hamlet adapté à notre époque, c’était possible ! Il n’appréciait pas trop mais ce n’était pas que du passé. Et les pièces diffusées à la télévision dans tout ça ?
Bon il s’éloignait de sa cible : essayer de trouver le bon équilibre dans sa vie entre le présent, le passé et l’avenir. Le présent allait constituer la plus grande partie devant le passé et l’avenir, mais comment écrire une sorte de feuille de route modèle ?
La première question à se présenter fut celle de la nuit, enfin de son sommeil. En cherchant sur internet il avait trouvé que le rêve représentait à peu près le quart de la période de sommeil, donc trois quart de présent et le reste à diviser entre passé et futur.
En y réfléchissant un peu, il se dit qu’il ne rêvait jamais du passé : il y pensait dans la journée, mais ses rêves éveillés du soir ou du matin se déroulaient toujours dans le futur. Voilà la proportion fixée pour ces six heures de sommeil : une heure et demi de futur et quatre heures et demi de présent.
Il devait ajouter à l’avenir le temps qu’il passait à rêvasser avant de s’endormir ou lors de ses insomnies. Il éteignait la lumière vers vingt trois heures et se levait après en moyenne à sept heures trente, donc deux heures et demi de futur en plus, quatre au total.
Ce chiffre le surprit, il n’avait pas imaginé un chiffre aussi fort pour ce troisième choix. Il restait à statuer de sept heures trente à vingt trois heures, soit quinze heures et trente minutes ! Il ne pensait pas pouvoir les analyser complètement, mais il pouvait déjà commencer par les choses simples du présent :
- déjeuner, petit déjeuner, dîner, leur préparation et les courses ainsi que les heures passées de temps en temps au restaurant. Il estima le tout à deux heures par jour.
- les corvées de la maison : ménage, lessive, repassage, bricolage (là il était sur des secondes…), courses. Il fit le tout pour une demi heure.
- l’hygiène et le maintien en forme (gymnastique et vélo d’appartement tous les matins et balades assez fréquentes pouvaient bien prendre facilement une heure et demi
- les mails, les jeux sur internet, les news, surfer , les forums, le suivi des moocs ( site pour apprendre gratuitement), au moins deux heures
- l’écriture pour à peine une heure (il voulait en faire plus mais n’y arrivait pas)
- ses activités régulières comme le bridge ou l’école du Louvre ou sa psychothérapie, ça faisait facilement deux heures (avec le trajet)
Il trouva ainsi neuf heures, c’était pas mal !
Après il y avait la lecture avec les romans à compter dans le passé et les essais et les revues sur le présent, soit une demi heure pour chacun, la télévision qu’il estima un peu arbitrairement à trois heures par jour (il ne comptait pas quand il la mettait sans la regarder), avec là aussi moitié de direct (présent) et de films et de séries (passé).
Il n’en revenait pas, il arrivait à quatorze heures ! Il lui restait les vacances, les autres sorties (expositions, théâtre, autres courses) qui étaient dans le présent.
En relisant sa liste, il convint qu’il rêvassait en marchant en pensant quelquefois au passé ou au futur, qu’il écrivait sur le passé (moins sur le futur) et devait appliquer une petite correction : il statua :
présent dix sept heures
futur 4 heures
passé 3 heures
Le futur classé avant le passé ! Non, cela n’était pas normal, et, tout cela était très approximatif. Il allait retenir le présent pour les deux tiers du temps et le reste pour un tiers, à égalité entre les deux.
Bon, et maintenant, qu’allait-il faire de ce résultat ? D’habitude, quand il faisait une mesure, il se donnait un objectif d’amélioration : diminution (poids, temps sur internet) ou progression (résultat au bridge). Mais là, que faire ? Quel était d‘ailleurs le bon réglage ? Il ne pouvait pas trop en parler pour ne pas passer pour un cinglé et il n’avait rien trouvé sur internet, comme quoi sa réflexion était étrange. Alors pourquoi cette idée lui était-elle venue ? Qui la lui avait suggérée ? L’autre ?
Que pouvait-il faire évoluer : rien. Il pouvait changer à l’intérieur du présent mais il allait continuer à rêver, à lire, à regarder des films et des séries à la télé. Vivre deux deux tiers au présent, c’était pas mal après tout. Il allait vérifier cette proportion chaque année, voila ce qu’il allait faire, rien d’autre. Oui, voila ce qu’il allait faire !
"sur les pages (sans doute quadrillées) du livre de notre vie, on écrivait les bonnes choses à l’encre blanche et les mauvaises à l’encre noire" Tellement bien vu !!! Je me couche à la même heure avec belle insomnie à 3 heures du matin.
Organisation de la journée :
- 7 h 30 : douche - 7 h 58 : lecture des titres de 20 minutes (oui ! juste les titres, ça suffit !)
- 8 h - 13 ou 14 h : écriture tous les jours + calins aux minettes
14 - 15 h : déjeuner + Vaisselle + calins aux minettes
- 15 h - 20 heures : activité manuelle : en ce moment point de croix
20…